LA VIE EN BLEU
Martin Steffens
Marabout
Enseignant la philosophie à Metz, Martin Steffens a un nom de sprinteur belge spécialisé dans les classiques flandriennes. On le connaît comme un des jeunes auteurs chrétiens les plus prometteurs, notamment grâce à un savoureux Petit traité de la joie. Avec La Vie en bleu, il nous introduit à une belle réflexion sur le sens de l’épreuve. Sans connaître l’ennéagramme ni Vittoz, il aborde la question en philosophe de manière étonnamment proche de ce que nous livrent ces deux outils sur la question.
Le titre du livre dit beaucoup de cette éthique du juste milieu, du juste positionnement que l’on aime chez Aristote. On connaît l’expression la vie en rose ou celle qui décrit son contraire, la vie en noir. A contrario de ces deux postures extrêmes, l’une niant l’épreuve, l’autre s’y laissant engloutir, Martin Steffens choisit le bleu : bleu des coups que nous recevons de la vie, bleu du bleu de travail que l’on doit enfiler pour apprendre à vivre. Car ce que propose Martin Steffens ici est un chemin de vie : accueillir l’épreuve, la traverser, pour en sortir plus vivant.
Ce livre sera d’une grande utilité pour certains types de l’ennéagramme, à commencer bien sûr par le type 7. Les personnes de base 7 sont expertes pour tourner la page de la souffrance, sans se laisser le temps de l’accueillir. Aux 7, Martin Steffens explique que nier l’épreuve, la souffrance, qui peut être de l’ordre du deuil le plus éprouvant mais aussi de la pénibilité la plus anodine, c’est nier une part de vie qui est en nous. Il décrit cette manie de positiver : ce n’est pas grave, ça ira mieux demain qui n’est pas de l’ordre de l’espérance ou de la joie, mais du refus du présent réel pour un présent imaginaire ou un futur hypothétique. En 7, le risque est, en refusant l’émotion aversive (tristesse, douleur, ennui), de se nier tout court. En voulant arracher l’ivraie de la vie, déraciner en même temps le bon blé. Cette stratégie qui est à l’origine de la fuite du 7 dans les plaisirs et dans les projets, lui interdit ce à quoi il aspire, la joie, qui ne peut être vécue que dans la conscience du moment présent.
Il me semble que ce livre ne s’adresse pas qu’aux personnes de base 7, mais très particulièrement aux trois bases que Riso et Hudson nomment les « types assertifs » : 3, 7 et 8. Chacun à sa manière évite si ce n’est la souffrance comme en 7, plus généralement l’épreuve. En 3, c’est celle de l’échec qui est niée. On sait que le 3 et le 7 sont les deux types qui ont le plus de mal à vivre les émotions aversives et notamment leurs deuils: en 7 car cela fait souffrir, en 3 car cela est un frein à l’efficacité. Tous les deux sont menacés de prendre d’un coup en boomerang, à l’occasion d’une épreuve parfois minime, tous les deuils non faits pendant leur vie. C’est alors le temps des larmes, ce qui est inconfortable mais sain, ou, plus problématiquement celui de la dépression et du burn-out. Les 3 et les 7 doivent apprendre avant d’en arriver là, à accueillir l’épreuve, mais aussi à ne pas en sortir trop vite. Laisser le temps à la vie de faire son œuvre, de creuser son sillon…
Cette problématique est moins caricaturale en 8 qui, en tant que base privilégiant le centre instinctif, est plus facilement dans le présent et qui n’a pas peur de la souffrance. Mais il y a en 8, un profond déni de sa propre vulnérabilité qui verrouille la porte devant toute expression de faiblesse, ce qui constitue une manière très puissante de nier l’épreuve. Les 8 donnent souvent l’image de personnes fortes qui ne souffrent pas alors qu’elles se violentent profondément en niant la sensibilité et la vulnérabilité qu’elles croient ainsi protéger.
On pourrait dire que l’épreuve est pour chaque base de l’ennéagramme une occasion d’accueil de ce que mon ego a toujours voulu fuir : la possibilité de commettre une erreur en 1, l’éventualité de ne pas être aimé en 2, la confrontation à l’échec en 3, la banalité de la vie ordinaire en 4, l’hypothèse de ne pas tout comprendre en 5, la présence perpétuelle du danger en 6, les occasions de souffrance en 7, ma propre vulnérabilité en 8, l’existence du conflit en 9. Ainsi, l’ennéagramme nous apprend à repérer ce qui, au sein de notre existence, représente l’épreuve majeure et qui, pour une personne d’une autre base que la nôtre pourrait sembler anodin, ou du moins, pourrait être traversé plus facilement. Il nous apprend où se situe le nœud de notre humanité, où le combat spirituel s’engage. Car comme le dit le Père Pascal Ide, ma base de l’ennéagramme est l’endroit où je suis le plus béni, celui de mon talent, mais elle est aussi celui où je suis le plus attaqué, blessé, pécheur.
Apprendre à traverser l’épreuve est un défi de chaque jour, dans les petites et grandes circonstances de l’existence. Si l’ennéagramme nous donne une carte et une boussole pour nous orienter dans les méandres de notre vie intérieure, la méthode Vittoz nous donne les moyens de cette traversée. En apprenant à vivre l’instant présent par le biais du corps et de ses sensations, il devient possible de mettre à distance le mécanisme de défense de notre type qui n’a pour but que d’éviter la confrontation à l’épreuve majeure de notre personnalité. Accueillir ce qui est, y compris ses propres réactions inappropriées, et cela sans jugement, permet à chaque type de vivre l’épreuve qui lui est propre en la mettant à sa juste place: sans la nier ni la dévaluer, mais sans la surjouer non plus. Ce faisant, cette démarche qui spirituellement évoque celle de l’abandon, est le chemin de la vraie joie.