ROUSSEAU, UN ETRE A PART
Un archétype* de base 4, en social
Nous avons la chance avec Jean-Jacques Rousseau, comme avec saint Augustin, précurseur du genre, mais aussi avec Montaigne, et puis ensuite Chateaubriand, et les grands diaristes, comme Julien Green, de connaître, par leurs Confessions, les pensées et sentiments intimes de ces écrivains dont la langue nous enchante. Celle de Rousseau est l’une des plus belles de la langue française, et dans les Confessions se dessine un autoportrait d’une précision psychologique rare, celle d’une personne dont tout laisse à penser qu’elle serait de base 4.
Le premier trait de la personnalité de base 4 est l’intensité, jusqu’à
une ampleur d’humeur rare, qui fait se succéder les moments d’euphorie et ceux de tristesse, voire de dépression. Cette instabilité d’humeur peut être difficile pour
l’entourage, mais aussi pour la personne elle-même. Sur son passage à Chambéry, où
il vécut une vie plus stable que durant le reste de son existence, Rousseau concède:
« Ma vie a été aussi simple que douce, et cette uniformité était précisément ce dont
j’avais le plus grand besoin pour achever de former mon caractère, que des troubles
continuels empêchaient de se fixer. »
Mais, généralement, la base 4 se manifeste dans l’intensité des émotions, et
notamment dans une connaturalité avec la tristesse. Ces émotions sont ce qui est le plus important dans son existence : « Je n’ai qu’un guide fidèle sur lequel je puisse
compter; c’est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être. »
Cette émotion est d’ailleurs communicative, et doit être partagée. Alors qu’une de
ses pièces vient d’être jouée, Rousseau note : « Le plaisir de donner de l’émotion à
tant d’aimables personnes m’a ému moi-même jusqu’aux larmes. » Mais, derrière
les émotions heureuses, se loge toujours une mélancolie, tapie en embuscade:
« Près de maman [Mme de Warens, sa protectrice, qu’il appelle ainsi], mon plaisir
était toujours troublé par un sentiment de tristesse, par un secret serrement de cœur
que je ne surmontais pas sans peine. » Cette mélancolie peut laisser place à une
tristesse débordante, parfois complaisante, comme en ce moment où Rousseau se
sent profondément seul : « Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette
même maison dont auparavant j’étais l’âme et […] pour m’épargner de continuels
déchirements je m’enfermais avec mes livres, ou bien j’allais soupirer et pleurer à
mon aise au milieu des bois. » Cette situation réactive-t-elle la blessure d’abandon
de l’enfant qui a perdu sa mère à la naissance? Sans doute, mais quelles que soient les circonstances de sa vie, une personne de base 4 ressent souvent l’abandon, que celui-ci soit bien réel, ou plus ou moins imaginaire.
Cette capacité de ressentir des émotions profondes et intenses a son revers: la
tentation de l’égocentrisme. On sait que Rousseau a abandonné ses propres enfants
(là encore, on ne peut pas ne pas faite le lien avec cette blessure initiale). Mais, alors
que sa conduite a suscité de l’indignation, il est significatif de voir comment il se
défend : « Jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n’a pu être un homme sans sentiment, sans entrailles, un père dénaturé. J’ai pu me tromper, mais non m’endurcir. » Faire erreur oui, ne pas ressentir, jamais.
Cette quête d’émotion est telle que la personne de base 4 ressent de manière
particulièrement aiguë ce qui manque, plutôt que ce qu’elle a. On le lit dans cet
aveu, devant la perte d’un amour: « Si je n’avais pas senti tout mon amour en la
possédant je le sentis bien cruellement on la perdant. » La perte est toujours plus
intense que la possession.
Cela rejoint un autre trait de personnalité de la base 4, qui est lié à cette quête
d’intensité: le dégoût de la banalité et le fait de cultiver l’originalité en méprisant ce que les autres recherchent ou cherchant ceux que les autres redoutent. Rousseau avoue son inconfort devant les considérations triviales du quotidien: « Quand je me passionne, je sais trouver quelquefois ce que j’ai à dire; mais dans les entretiens
ordinaires je ne trouve rien, rien du tout; ils me sont insupportables par cela seul
que je suis obligé de parler. » La routine est insupportable, mieux vaut l’instabilité
de l’aventure, et le coup de tête vaut mieux que le calcul et la prévoyance: « Je
quittais volontairement mon emploi sans sujet, sans raison, sans prétexte, avec
autant et plus de joie que je n’en avais eu à le prendre il n’y avait pas deux ans. »
Cette originalité est inconcevable pour le commun des mortels. On l’a renvoyée à
Rousseau qui répond tranquillement : « On m’a imputé de vouloir être original et
faire autrement que les autres. En vérité je ne songeais guère à faire ni comme les
autres ni autrement qu’eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui était bien. » Être
soi, d’abord.
Cette revendication d’originalité, cette conscience d’avoir plus de conscience
émotionnelle que les autres, se conjugue à une quête d’authenticité, qui fait de la personne de base 4 un être à part. Citons ici le sublime début des Confessions, où le portrait de la base semble se développer, jusqu’à une conscience de son unicité, portée à son paroxysme : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme
dans toute la vérité de la nature; et cet homme ce sera moi. Moi seul. Je sens mon
cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus;
j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux,
au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel
elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu. »
L’authenticité des Confessions est un des secrets de ce texte admirable. Rousseau
peut fasciner, irriter: personne ne peut ignorer qu’il prend le risque de
l’authenticité, sans réserve ni transaction : « Dans l’entreprise que j’ai faite de me
montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché; il
faut que je me tienne incessamment sous ses yeux, qu’il me suive dans tous les
égarements de mon cœur, dans tous les recoins de ma vie; qu’il ne me perde pas de
vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le
moindre vide, et se demandant, qu’a-t-il fait durant ce temps-là, il ne m’accuse de
n’avoir pas voulu tout dire. » Tout dire, ne rien cacher, notamment de ses
émotions: c’est ce que les personnes de base 4 se voient reprocher parfois. Souvent par ceux qui n’arrivent pas à se dire eux-mêmes.
Ce souci d’être soi, va jusqu’à la vie spirituelle qui ne peut être une routine, mais ne
peut consister qu’en un cœur à cœur avec Dieu: « Là tout en me promenant je
faisais la prière, qui ne consistait pas en un vain balbutiement de lèvres, mais dans
une sincère élévation de cœur à l’auteur de cet aimable nature dont les beautés
étaient sous mes yeux point je n’ai jamais aimé à prier dans la chambre: il me
semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes s’interposent entre
Dieu et moi. J’aime à le contempler dans ses œuvres tandis que mon cœur s’élève à
lui. Mes prières étaient pures, je puis le dire, et dignes par-là d’être exaucées. »
Cette passion de l’absolu de la personne de base 4 peut la conduire à l’excès de
l’envie. Cette envie de celui qui vit intensément ce que je voudrais vivre, et plus
encore, Rousseau en est conscient. Face à un rival, il note scrupuleusement les
sentiments qui naissent en lui, en tâchant de ne point les suivre : « Le premier fruit
de cette disposition si désintéressée fut d’écarter de mon cœur tout sentiment de
haine et d’envie contre celui qui m’avait supplanté. » Si l’envie est le mot de l’excès
de passion de la base 4, la haine (compétition-haine) est celui spécifique au 4 en
sous-type tête-à-tête. Comme l’intrépidité (dans le fait de quitter un emploi sous
une impulsion soudaine et incontrôlable est celui du sous-type survie). Mais il semble que Rousseau soit en social. Il n’eut de cesse de vouloir entrer dans le
monde tout en le méprisant, et de comparer l’accueil réservé à ses œuvres avec celui des autres philosophes des Lumières.
Le mot du 4 en social est honte, et Rousseau en parle admirablement lorsqu’il relate l’affaire du ruban qu’il a volé en faisant injustement accuser une jeune cuisinière. « Quand je la vis paraître ensuite mon cœur fut déchiré, mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurais voulu m’enfoncer, m’étouffer dans le centre de la terre: l’invincible honte l’emporta sur
tout, la honte seul fit mon impudence, et plus je devenais criminel, plus l’effroi dans
convenir me rendait intrépide. »
Vraisemblablement Rousseau avait le sous-type survie en second (goût prononcé pour la nature, tendance à une certaine intrépidité) et un tête-à-tête quasi inexistant, qui explique aussi l’impression d’indifférence envers les autres et cette incapacité à avoir des relations amoureuses réciproques. Il s’en plaint d’ailleurs amèrement : « Comment se pouvait-il qu’avec une âme naturellement expansive, pour qui vivre c’était aimer, je n’eusse pas trouvé jusqu’alors un ami tout à moi, un véritable ami, moi qui me sentais si bien fait pour l’être? Comment se pouvait-il qu’avec des sens si combustibles, avec un cœur tout pétri d’amour je ne sais pas du moins une fois brûlée de sa flamme pour un objet déterminé? Dévoré du besoin d’aimer sans jamais l’avoir pu bien satisfaire, je me
voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu. »
* L’archétype est un représentant connu et supposé d’un type de l’ennéagramme, l’hypothèse reposant sur des éléments caractéristiques de sa vie ou de son œuvre.