Barbie fait sa thèse

BARBIE FAIT SA THÈSE
Témoignage de confinement /19
par Erika, de base 5 en tête-à-tête

Le confinement, c’était presque une promesse de bonheur. Cloîtrée chez moi, je me voyais déjà avancer mes travaux de recherche, lire tout mon soûl, mener une vie monacale, simple et authentique, débarrassée des atours que la société nous impose, gérant la pénurie avec
ingéniosité (je ne suis jamais autant inspirée que quand je n’ai presque rien), obéissant à une routine saine et salvatrice. Tel le Philosophe de Rembrandt, reclus près du foyer, je
m’adonnais déjà, par la pensée, à cette période béate (j’ai un peu honte de le dire).

Mais c’était sans compter l’immixtion brutale, dans mon univers austère, de Barbie et de son acolyte déchaînée, chair de ma chair, amour de ma vie mais petit poison ambulant, exigeant et bruyant: ma fille. Ce tête-à-tête ne m’a au départ pas fait trop peur: il est mon sous-type. Ma fille travaillerait pendant que je travaillerais, elle jouerait pendant que je travaillerais, elle dormirait douze heures pendant que je travaillerais. Nous vivrions en bonne intelligence, partageant régulièrement des moments de convivialité, de complicité. Où était le problème?

En réalité, rien ne s’est passé comme prévu et me voilà aspirant à un confinement plus strict
encore: une personne dans chaque pièce et pas de contact entre elles durant la journée. Parce que les mesures barrières, ma fille ne les connait pas. Confinée dans le mètre carré que
j’occupe et non contente de jouer les arapèdes, adhérant à leur rocher, elle n’est pas seule:
Barbie et sa troupe sont comme collées à elle, parlant fort, se souciant peu de mes sujets de recherche, montant à cheval (qui a le mauvais de goût de hennir et pire, de danser !!), en proie à des crises conjugales avec Ken et gérant avec peine (un comble!) les attentes et exigences de ses propres enfants.

Adieu discipline! Adieu solitude créative! Bonjour crise de nerfs! Me voilà contrainte de
com-poser. Aussi ai-je rapidement abandonné toute velléité d’écriture et de lecture pour passer
en mode Barbie. Nous étions en guerre! Avec l’entrain que j’aurais pu mettre dans mes
recherches, j’ai créé d’abord toutes sortes d’objets, d’éléments de mobilier: de la bibliothèque
design au canapé convertible de type Poltrone sofa en passant par l’aspirateur, le piano à
queue et le poêle à bois, j’ai fait feu de tout bois et ai recyclé frénétiquement tout ce qui me
passait sous la main, thésaurisant les boites en carton, les fonds de bouteille en plastique,
m’extasiant devant un bouchon ou une nouvelle conserve vide, déplorant rapidement la
pénurie de colle…

Au début, ma fille tâchait de faire des choses avec moi; mais très vite elle s’est aperçu qu’elle
n’avait pas le niveau d’exigence qui était le mien et c’est bientôt seule que j’ai continué de créer un univers fait de tout ce que je déteste: des marques, du luxe, du superflu. J’ai feuilleté et déchiré les pages de dizaines de magazine de déco hors de prix que mon conjoint entasse comme Harpagon entasse son or dans sa cassette. Chaque objet est unique, fait sans modèle, bidouillé avec trois bouts de ficelle. Mais les objets se juxtaposèrent bientôt sans trouver leur place. Alors j’ai eu l’idée de construire une maison: cinq chambres, dont une avec mezzanine, piscine à débordement, terrasse arborée, patio… J’ai personnalisé les sols de chaque pièce, conçu la décoration intérieure avec des lés de papier peint, des effets d’optique, des jeux de perspective: j’étais le nouveau Nouvel, le Léonard d’Arras, le Le Corbusier du carton recyclé. Je m’étais transformée en une savante folle passant des heures sur sa création (mais était-ce vraiment une transformation ?)… finalement seule: ma fille a déserté les lieux de mon invention, trop absorbée à jouer avec la future propriétaire des lieux ou pire à regarder des vidéo de bricolage… pour accessoires de Barbie.

Ce que je n’ai pas pu faire avec l’écriture, je l’ai donc fait avec les mains. J’ai transformé, sans
y prendre garde, une activité solitaire intellectuelle en une activité non moins solitaire
manuelle, si tant est qu’une telle dichotomie ait un sens: c’est tout l’objet de ma thèse de montrer le contraire… ma thèse de doctorat, elle, justement, n’avance guère. Du moins pas au
sens académique. Je projette donc, par la force des choses, de revoir mon sujet et de proposer à ma directrice de réfléchir aux conditions de vie de cette pauvre Barbie. Seule échappatoire
pour avoir quelque chose à dire quand le confinement sera enfin terminé et qu’on me demandera des comptes sur l’état d’avancement de ma recherche…

Barbiesquement vôtre,
Erika

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